Les hommes malades du Bridge (M. Zamacoïs)

d'après Jean De la Fontaine (les animaux malades de la peste)
paru en 1911 dans Le Bridge et les Bridgeurs de V. du Bled

Un jeu qui répand la terreur,
Jeu que le diable en sa fureur
Inventa pour troubler un peu la mappemonde
Le Bridge puisqu'il faut l'appeler par son nom
(Avec son charabia : Sans Atout, singleton)
Faisait la guerre aux gens du monde !
Ils n'y jouaient pas tous, mais tous s'en ressentaient
Les plus gais salons s'attristaient;
La défense
d'avoir la moindre causerie
Faisait bailler la galerie;
Ni vieux, ni jeunes n'épiaient
La charmante et coquette proie;
Les couples distraits se fuyaient;
Plus de flirts, partant plus de joie !
Une femme du monde ayant encore un peu
Gardé les instincts de bas-bleu
Maudissant les tapis verts tristes
Qui faisaient les salons sinistres
réunit ses amis en bloc
Dans un spécial five o'clock
Et dit : mes chers amis, qui savez que le bridge
Dont vous subissez le vertige
Des plus gais boute-en-train a fait des éteignoirs,
Et de mes salons, des dortoirs
Il faut trouver à la commune
Infortune
Un remède qui rende aux salons le renom
Qu'avait jadis celui de Madame Crubernon
Ne nous flattons donc pas, ouvrons nos consciences
A nos amis et connaissances.
Pour moi, satisfaisant ma passion du jeu,
De mes relations j'ai coupé peu à peu
Laissant leurs lettres sans réponses,
Tous ceux qui méprisaient le contre et la renonce
Et ceux qui vieillissaient comme Mathusalem
Jamais n'eussent compris l'attrait d'un tel jeu
Que m'avaient-ils fait ? nulle offense,
Et même quelquefois à la porte j'ai mis
Des amis !
Je m'amenderai donc s'il le faut, mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi,
Car on doit souhaiter en pareille occurrence
Que le plus insolent commence !
- Vous êtes quelqu'un bien trop bonne, ma foi !
Du moment que le bridge à ce point nous amuse,
Nous devons écarter le bavard et la buse,
Le profane, le sot et tous les débineurs
du surcontre et des honneurs !
Je comprends très bien qu'on balance
Tous les ennuyeux animaux
Faiseurs d'esprits, faiseurs de mots
Pour cartonner dans le silence !
Ainsi dit un joueur et bridgeurs d'applaudir !
Puis l'on proposa d'accomplir
Ne serait-ce que pour la forme
Un petit semblant de réforme :
Le grand salon pourrait en deux se diviser,
L'un serait pour bridger, l'autre pour causer …
On pourrait alterner les sortes de soirées,
tantôt aux cartes consacrées,
tantôt à ces gêneurs bavards
Qui parlent couturier, politique ou beaux-arts :
Un vieux vint à son tour et dit : "j'ai souvenance
Que de mon temps, dans les salons
Qui n'avaient pas l'inconvenance
De préférer, Messieurs, aux cheveux noirs ou blonds,
Aux charmes d'une papillote
Le fameux whist ou la bouillotte !
Les cartes étaient pour les vieux
Et les jeunes aimaient bien mieux,
(bavards près d'une belle ainsi qu'une gazette)
Au lieu d'un baccara, tailler une bavette !
A bas le bridge et vive le salon babillard.
A ces mots, on cria "haro" sur le vieillard !
Un bridgeur éloquent prouva par sa harangue
Au cercle des joueurs déjà de peur exsangue,
Qu'il fallait expulser le vieillard radoteur
Du bridge souverain, lâche diffamateur !
Son conseil fut jugé gâtisme lamentable !
Supprimer le cher Bridge ! O crime abominable !
Et le vieillard causeur pour plus de sûreté ne fut plus jamais invité !

Morale
Si vous ne voulez pas demeurer solitaire
Vite apprenez le Bridge, et surtout … à vous taire.